L’effacement dans la démarche artistique

Effacement-Effacements  dans la démarche artistique

Michel Born 

Mars 2024

L’effacement est d’abord un phénomène naturel de disparition d’un artefact quelconque dû à l’érosion. Le temps fait son œuvre et plus le sujet est fragile, friable et /ou exposé à des actions corrosives plus il disparaîtra rapidement. La préservation des peintures rupestres de Lascaux ou de l’armée enterrée de l’empereur Qin permet d’imaginer ce qui a disparu ! Un deuxième type d’effacement est utilitaire par le grattage ou le gommage pour pouvoir réécrire ou redessiner sur un support parce que  trouver un nouveau support est difficile ou coûte cher ! Un mur à l’époque des cavernes, une pierre polie, un parchemin sont des matériaux rares et appellent à un réemploi … et dire qu’on croit avoir inventé le recyclage à notre époque ! Le palimpseste est en usage au Moyen-Age comme l’illustre Umberto Eco dans Le Nom de la Rose ! Pour effacer le crayon, le graphite, on utilisait du pain durci ou du caoutchouc avant l’invention de la gomme actuelle en 1770 par Edward Nairne.

Une autre démarche qui n’efface pas mais rend invisible est le recouvrement total ou partiel d’éléments existant sur le support. En peinture, qu’elle soit domestique, décorative ou artistique, la pratique remonte à la nuit des temps. Recouvrir les fresques par de nouvelles ou par de la peinture pour rénover et mettre au goût du jour s’est toujours fait … et se fait encore ; les peintres qui sur-peignent leurs propres tableaux ou ceux des autres se trouvent par légions. Une des difficultés rencontrée actuellement lors de la restauration d’œuvres peintes est de savoir si la peinture originelle est plus « valable » que la surcouche ! Question bien illustrée par le débat actuel entre spécialistes de l’Agneau Mystique des frères van Eyck. Le restaurateur a cru bon d’effacer une surcouche de la tête de l’agneau qu’aurait fait Jan pour modifier la peinture originale de son frère Hubert.

https://www.lesoir.be/556944/article/2023-12-21/restauration-desastreuse-de-lagneau-mystique-mis-en-cause-lirpa-monte-au-creneau

De nombreux peintres utilisent du matériau de réemploi comme Gauguin par exemple « De nombreuses toiles de Paul Gauguin sont peintes des deux côtés. Comme beaucoup de peintres du xixe siècle désargentés, Paul Gauguin retournait certaines toiles qu’il possédait de peintres de son époque pour y composer ses propres œuvres. C’est le cas, par exemple, du nu de la collection Slomovic comportant au verso la vue d’une chambre. Un autre cas est la nature morte Villa Julia de l’ancienne collection Lefort des Ylouses montrant un nu (inachevé et non identifié) de l’autre côté » (in Wikipedia).

Dans l’écriture, la rature consiste non à effacer l’original mais à le négliger ou le remplacer, de nombreuses traces existent de manuscrits plus ou moins fortement raturés :F.Scott Fitgerald et Vladimir Nabokov ont la réputation de méticulosité se traduisant par de nombreuses corrections et ratures.

Définition de la rature :

https://www.pierre-marc-debiasi.com/textes_pdf/2016.pdf

Exemple de mon texte préféré d’Arthur Rimbaud

A mes yeux l’usage de la machine à écrire a quelque peu modifié la donne avec l’usage du typex qui est un surlignage sans être un effacement et qui toutefois, comme dans les manuscrits, laisse la trace d’un changement. Le traitement de texte a totalement révolutionné la visibilité ultérieure des errements de la pensée et de la rédaction en faisant disparaître les traces des effacements, ratures, corrections …. etc.

Il y a l’effacement aux yeux de tous, la disparition «  objective » et l’effacement au niveau individuel, l’oubli !   Phénomène neuropsychologique, l’oubli est interprété par les psychologues comportementaux et neuroscientifiques comme un processus cérébral de connectivité et de réseaux neuronaux. Les psychanalystes ont écrit de nombreuses et magnifiques pages (notamment sur des écrivains ou peintres célèbres) sur l’oubli fruit de l’inconscient en particulier le refoulement. Est-il nécessaire de choisir entre la rigueur scientifique et la richesse spéculative de la psychanalyse. Pour ma part, je reste indécis.

 La mémoire est un domaine complexe dont on commence seulement à mesurer l’étendue. Il existe différents types de mémoire, tels que la mémoire à court terme et la mémoire à long terme, la mémoire épisodique et la mémoire de scénario. Bien que la neuropsychologie apporte des éclaircissements, il reste encore beaucoup à découvrir.  Par exemple, l’amnésie infantile demeure mystérieuse. Pourquoi ne gardons-nous aucun souvenir d’avant 3-4 ans. Les psychanalystes ont émis l’hypothèse d’un refoulement dans l’inconscient rendant tous ces souvenirs inaccessibles ! Les neurosciences ont montré qu’autour de 2-3 ans il y a un développement important des neurones qui s’intègrent dans l’hippocampe et qui déstabilisent les aires plus fournies en neurones au point qu’il soit probable que les souvenirs préexistants soient chamboulés. Ce développement expliquerait qu’un enfant de 2 ans se souvienne de personnes ou d’événements antérieurs alors qu’un enfant de 4 ans aurait effacé tous les souvenirs préexistants !

En parallèle de l’effacement, il est probable que notre mémoire fonctionne également par le biais de ratures et de surcouches. Par exemple, les souvenirs du visage de notre mère tels qu’ils apparaissent sur une photo peuvent se superposer à l’image originale mémorisée, plutôt que de l’effacer complètement.

Ces quelques réflexions font écho à l’excellent texte de Mary Ann Caws et Michel Delville, Undoing Art, 2017,Quotlibet, Macerata